Les médias face à la « barbarie »…Mon intervention aux Assises internationales du Journalisme… Ph Rochot

L'EIIL Irak  La question posée à toutes les rédactions est bien celle-ci: faut-il envoyer des reporters dans les zones contrôlées ou parcourues par les acteurs de la barbarie ?
La situation est trop grave pour que l’on continue de se réfugier derrière la phrase rituelle que l’on ressort à chaque fois qu’un journaliste est blessé ou pris en otage: « il ne faisait que son métier », surtout quand son propre pays est engagé dans des opérations militaires contre ces groupes, au Mali, en Syrie, en Irak, ou en Somalie.. Pour les groupes terroristes, un journaliste porte sur lui sa nationalité : il est d’abord Français, Anglais, Américain, avant d’être journaliste. Pour eux, un journaliste est un ennemi, un espion qui se déplace avec une caméra des appareils photo, un ordinateur, donc suspect. Ces hommes ne comprennent pas qu’on puisse éventuellement expliquer leur cause.

A fighter of the ISIL holds a flag and a weapon on a street in Mosul

Certains de nos confrères continuent de prendre le risque d’aller dans les zones rebelles de Syrie. Je pense à Garance Le Caisne qui a choisi de travailler avec des médecins syriens et nous rapporte des témoignages essentiels. Il faut saluer son courage.

On peut aussi trouver des solutions détournées pour couvrir ces zones de guerre. Il y a bien sûr les témoignages poignants des réfugiés, des Kurdes de Kobané ou des 10.000 chrétiens réfugiés en France.

Il y a le travail des journalistes arabes introduits chez Daech. Nous avons l’exemple de cette agence « Vice news «  dont un journaliste a pu faire une série de reportages chez les djihadistes à Raqqa et Alep : Medyan Dairieh est un reporter de guerre palestinien résidant au Royaume-Uni qui a couvert de nombreux conflits, notamment pour Al-Jazeera. C’est un homme engagé mais il a le contact, la confiance de ces groupes, sa marge de manœuvre est étroite mais il parvient à sortir un reportage. A consommer avec modération.

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Baghdadi, le calife…

Les  conditions imposées apparemment par Daech pour travailler dans les zones sous leur contrôle sont inacceptables. Les pays de la coalition n’y ont pas accès. On dit qu’il faut prêter allégeance au calife Al Baghdadi, devenir provisoirement citoyen de l’Etat islamique et soumettre ses textes et ses images.

Peut-on faire travailler les « free lance » ?

La plupart des rédactions conviennent aujourd’hui qu’elles ne peuvent pas moralement employer des pigistes en situation précaire, prêts à se rendre en zone à risque pour tenter de se faire une place dans la profession.

Même chose pour l’utilisation des journalistes locaux, comme en Syrie, des jeunes qui ne demandent qu’à profiter de cette guerre pour se lancer dans le métier ? C’est une solution, un peu lâche, un peu risquée aussi, pour eux surtout. J’en veux pour exemple la mort de Mouallem Barakat, jeune photographe syrien de 18 ans à peine, qui travaillait en « free lance » pour l’agence Reuters et qui est mort à Alep, sous les balles d’un sniper.

Former des journalistes locaux, comme le fait l’AFP ou Rsf, dans les régions sud de la Turquie, est une solution acceptable mais limitée. On ne doit pas oublier que ces gens sont concernés, impliqués dans le conflit avec leurs familles, ils sont partisans et donc leur témoignage et leurs images sont à prendre avec méfiance.

Le Monde titre sur appel au meurtre

Faut-il se faire l’écho des messages et menaces des groupes terroristes ?

On peut s’étonner du titre du monde du 22 septembre dernier qui écrit sur 4 colonnes : « l’Etat islamique appelle au meurtre de citoyens français et américains ». C’est presque participer à ces appels que de titrer ainsi… » En revanche, en citant abondamment le communiqué, l’article nous permet de mesurer la véritable nature de ce groupe et le délire paranoïaque des combattants qui le composent :

« Si vous pouvez tuer un incroyant américain ou européen -en particulier les méchants et sales Français- ou un Australien ou un Canadien ou tout incroyant, dont les citoyens de pays qui sont entrés dans une coalition contre l’Etat islamique, alors comptez sur Allah et tuez-le de n’importe quelle manière.

Plus gênante à mon sens est la liste des cibles possibles du terrorisme en France, énumérées un peu partout dans nos journaux ou sur les chaines d’info et qui pourrait donner des idées à ces esprits faibles : la gare du nord, les aéroports, le métro parisien, le marché de Noël à Strasbourg etc.. J’ai entendu des reportages à la radio sur la façon dont les entreprises se protégeaient avec en citations les noms des responsables chargés de la sécurité. Cela peut donner des idées aux terroristes au cas où ils n’en auraient pas…

De même en cas d’attentats, le journal télévisé fait souvent une rétrospective des attentats précédents, ce qui accentue la portée de l’événement et fait finalement l’affaire des groupes terroristes.

L’attentat du marathon de Boston en 2013 fut l’occasion de montrer à nouveau les images des attentats du 11 sept. Tous ces éléments alignés à l’antenne ou dans nos colonnes augmentent encore la portée des attentats.

Faut-il écarter les images de massacres et d’exécutions sommaires envoyées par les groupes terroristes comme l’a fait Daech ?

Exécutions par jihadistes Irak

Massacres de Mossoul: images Daech… A consommer avec modération.

Je dirai: pas systématiquement car elles se retournent aussi contre les groupes terroristes et dénoncent leur cruauté. Je pense aux photos d’exécution de militaires irakiens dans la région de Mossoul par exemple. Elles étaient prises sous un angle suffisamment général pour ne pas tomber dans le sordide et le voyeurisme.. Il faut donc examiner ces images au cas par cas et ne pas s’interdire de les utiliser éventuellement contre leurs auteurs.

En revanche, les mises en scène de décapitation d’otages sont un fait nouveau et bien réel, rendues possibles grâce à l’utilisation aisée et rapide du numérique et à la mise en ligne immédiate. Par respect pour la victime et sa famille, on ne peut se permettre de diffuser ce genre de scène : tout au plus une photo de l’otage floutée devant son bourreau qui montrera là encore la cruauté des ravisseurs et aidera le public à condamner ces actes.

Dans le passé des journalistes ont déjà été exécutés, ça n’est pas nouveau, mais aucune image n’a été distribuée. Qui pourrait nous dire comment sont morts Gilles Caron ou Michel Laurent et les 37 journalistes disparus au Cambodge entre 1970 et 1975 ?

Même aujourd’hui, on ne parvient pas à connaitre les circonstances exactes de l’assassinat de Ghislaine Dupont et Claude Verlon dans les environs de Kidal au nord-Mali. Or voilà bientôt un an que les deux envoyés spéciaux d’RFI ont été froidement abattus, quelques instants seulement après avoir été enlevés. Leurs amis estiment que les zones d’ombre sont plus grandes qu’il y a un an. (Ils en diront plus le 30 octobre dans une conférence de presse au palais des glaces à Paris.)

Pas d’images donc pour l’assassinat des deux envoyés d’RFI, mais c’est presque une exception. Car aujourd’hui, les photos et les messages des groupes terroristes apparaissent intégralement sur les sites et circulent sans retenue sur les réseaux sociaux. Les médias se sentent donc poussés à montrer ces images, sous peine d’être accusés d’étouffer l’information ou de ne pas tenir tête à la concurrence. Dans les rédactions, le débat reste entier. France TV a décidé d’interdire leur diffusion, de même que la diffusion de toute image réalisée par les gens de Daech et notamment les décapitations et autres scènes d’exécution.

«Ces images n’ont qu’un seul objectif pour leurs auteurs dit le communiqué de France TV: participer à leur stratégie de la terreur en choquant l’opinion.

Il ne s’agit pas seulement de protéger la dignité des otages, nous nous refusons aujourd’hui à jouer les outils de propagande au service d’une cause aussi abjecte. »

Cette position est pourtant difficile à tenir puisque sur le site même de FranceTV l’article qui explique pourquoi le service public renonce à utiliser les images d’otages fournies par les groupes terroristes, est illustré par des portraits d’anciens otages du Liban des années 80, réalisés par les terroristes du Jihad islamique…

Position difficile à tenir aussi quand on voit que le prix du public à Bayeux a été décerné à des images d’exécution. Le photographe turc Emin Ozmen nous présente des scènes de décapitation en Syrie, alors que le jury, présidé par Jon Randal, ex-correspondant de guerre américain, avait auparavant rejeté ce reportage pour « entorse à la déontologie ». C’est une leçon pour nous et un message fort.

L’argument du reporter: «Il faut que tout le monde constate et puisse voir la réalité sanglante que nous vivons au Proche-Orient afin d’empêcher cela »

Position difficile enfin car même les résistants syriens ou irakiens se plaisent à faire des photos d’exécution pour dénoncer la barbarie des groupes terroristes.

Comment « traiter » les affaires d’otages. ?

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Décrochage de la banderole des « 4 de Syrie »: Didier François, Edouard Elias, Nicolas Hénin, Pierre Torres...

Face aux enlèvements de journalistes et d’humanitaires il y a trois attitudes possibles. Le silence d’abord, souvent pratiqué par la presse anglo-saxonne. Par exemple il reste actuellement plusieurs journalistes anglo-saxons dans les geôles de « Daech », à Raqqa, dont on ne connait même pas le nom. Parfois on apprend la libération d’un otage alors qu’on ne savait même pas qu’il avait été enlevé !! Mais ce silence est devenu intenable car les djihadistes se chargent de diffuser l’info.

Deuxième attitude, le déballage total qui consiste à mener une grande campagne médiatique, à tout mettre sur la table, ou alors une information réfléchie en fonction des circonstances politiques et des risques liés à la personnalité des preneurs d’otages et de leurs victimes.

Dans les années 80, avant l’ère du Net, les messages d’otages dictés par les terroristes, n’étaient diffusés que par la presse écrite, les radios et les télés, car Internet n’existait pas. Il était donc plus facile d’en contrôler l’impact, d’en limiter la portée violente. Un message de dix minutes, livré par un otage sous la contrainte, n’apparaissait que 20 secondes sur les écrans, avec le visage flouté, la voix recouverte, étouffée. A cela deux raisons : ne pas faire apparaitre l’otage dans une situation humiliante et éviter de servir de porte-voix aux terroristes.

Face aux vidéos d’otages, on est souvent contraint d’adopter une attitude hypocrite. J’ai par exemple en mémoire la vidéo de l’otage franco-israélien Guilad Shalit, envoyée par le Hamas en 2011 et qui avait provoqué un débat dans ma rédaction. Il n’était pas en position humiliante mais on l’a quand-même flouté, incrusté avec force réserves, passé seulement dix secondes avant de découvrir que la télévision israélienne le montrait à visage découvert sur plusieurs minutes. On s’est donc dit qu’on pouvait en faire plus. Mais par prudence, au lieu de montrer nous aussi la vidéo authentique, nous avons présenté la séquence de la télé israélienne en disant : voilà ce que montre la télévision israélienne…

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Otages du Sahel: seul Serge Lazarevitch n’a pas été libéré. (son compagnon Ph Verdon a été assassiné.)

La façon de présenter un otage va peut-être conditionner sa survie. Il ne s’agit pas de se censurer mais de réfléchir aux conséquences de ce qu’on va dire. Quand des hommes sont capturés par un groupe terroriste qui grâce à Internet va observer ce qui se dit sur la Toile, on ne peut pas dresser un portrait sans concessions de ces otages qui va mettre leur vie en danger.

Philippe Verdon et Serge Lazarevitch, enlevés par Aqmi au Mali en nov 2011 ont été présentés comme des personnages sulfureux, aventuriers, mercenaires, voir même des espions ou encore des négociateurs de libération d’otages. On aurait voulu les condamner qu’on n’aurait pas agi autrement. D’ailleurs Philippe Verdon a été exécuté, suite sans doute à une maladie que ses ravisseurs n’ont pas voulu prendre en compte en refusant de lui fournir des médicaments. Serge Lazarevic est toujours entre les mains des terroristes d’Aqmi depuis plus de trois ans.

Il y a quelques jours, deux quotidiens régionaux écrivaient que Aqmi pourrait bien exécuter l’otage français pour faire preuve d’allégeance à l’Etat islamique. Ce sont des suggestions irresponsables et inacceptables.

Autre aspect : que dire et que raconter quand on sort de détention et qu’on laisse derrière soi d’autres otages? On l’a vu quand nos 4 confrères sont sortis de ce qu’on a appelé « l’usine à otages » près d’Alep en Syrie qui au plus fort de ses activités a pu compter plus de 25 otages étrangers.

On peut croire facilement qu’ils ont été menacés s’ils parlaient à la sortie, mais ils ne pouvaient pas non plus garder pour eux le portrait de leurs ravisseurs, comme celui de Mehdi Nemouche. Ils se devaient de raconter aux autorités ; C’est la DGSE ou la DGSI qui a fait fuiter l’information vers Le Monde… Un jeu dangereux mais un dilemme terrible aussi pour un journaliste de devoir se retenir pour raconter, alors qu’on fait ce métier pour ça.

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Campagne pour les derniers otages de Syrie… libérés au printemps

Je veux dire aussi que dans les colonnes de nos journaux, sur nos sites ou sur nos écrans, nous devons accorder un traitement égal à tous les otages, qu’ils soient journalistes, ingénieurs, touristes, patrons ouvriers, riches ou pauvres etc…Or il faut reconnaitre que nous privilégions les journalistes otages, ce qui nous est reproché et à juste titre.

Si une rédaction veut qu’on parle de son otage, c’est simple : les relais sont efficaces, opérationnels à tout moment, la machine de guerre facile à lancer. En revanche si une famille d’otage non-journaliste veut que l’on parle d’un fils ou d’un frère détenu, le parcours d’obstacles sera plus long. Notre mission en tant que journaliste est d’aider aussi ces personnes.

Faut-il montrer les images des victimes de la barbarie, celle des morts et des blessés des attentats ?

Les médias montrent plus facilement les images des victimes de la barbarie quand la scène se passe à l’étranger que quand elle se déroule en France. J’ai en tête ces photos d’enfants victimes des armes chimiques utilisées par l’armée syrienne dans la banlieue de Damas et dont les corps étaient alignés dans une pièce, ou celle d’un attentat à Kaboul qui a décroché le WorldPress en 2011.

Aucune loi ne protège les victimes dans les pays du tiers-monde, ce qui n’est pas le cas en France. Je me réfère à l’attentat du RER St Michel en 1995.

Paris Match et France soir ont été condamnés selon l’article 38 de la loi sur la presse, qui sanctionne « la publication des circonstances d’un crime ou d’un délit ». On y voyait une femme en sang, dévêtue, choquée et qui dira plus tard « c’est comme si j’avais subi deux fois cet attentat »

Dans le réquisitoire  le procureur disait : «Ces photos sont-elles vraiment nécessaires ? … Le tribunal doit fixer les limites de ce qui est tolérable. »

Réponse de l’agence Gamma : « si l’actualité est intolérable ça n’est pas la faute de journalistes. Pas de photos veut dire pas d’attentat. Est-ce le but recherché ? » Et d’évoquer les images de la Shoah , du Rwanda ou de Bosnie qui ont servi de preuves au tribunal pénal international. Aujourd’hui ce jugement tend à faire jurisprudence. Il faudra s’en souvenir si de nouveaux attentats viennent frapper la France.

Comme nous sommes à présent en guerre, on peut voir des reportages destinés à contrer l’action et le discours des groupes terroristes, comme l’opération baptisée « pas en mon nom en grandz-Bretagne! ». Mais ce mouvement est-il vraiment représentatif ? Difficile à dire. De même quelle est l’importance du courant favorable à « Daech » en France, qui est bien réel et ne se limite pas au millier de djihadistes qui circulent entre la France et la Syrie. Personne ne veut l’évoquer, là aussi parce que nous sommes en guerre. Enfin qu’elle est l’importance des repentis du Djihâd que l’on cite en exemple sur nos antennes, pour éviter que d’autres jeunes gens ne prennent le chemin de Homs ou d’Alep ?

Comment traiter « l’Etat de barbarie » ?

L’expression « Etat de barbarie » m’est inspirée par le titre d’un livre du chercheur Michel Seurat, mort en détention en mars 1986 à Beyrouth, dans les prisons du groupe dit « Jihad islamique », une excroissance du Hezbollah. Michel Seurat avait écrit un livre intitulé « Syrie, l’Etat de barbarie », sous le pseudonyme de  Gérard Michaud. Il décrivait et analysait la répression du régime contre les frères musulmans à Hama en 1982 qui avait fait quelque 20.000 morts avec force détails et témoignage. Ce livre reste d’une brûlante actualité. Il faut reprendre l’expression de son ouvrage « l’Etat de barbarie » pour dire que la barbarie existe au niveau des Etats. La seule différence avec les groupes terroristes, c’est que ces Etats et les régimes en place n’en font pas de publicité. Ils cherchent à cacher leurs exactions. La France a entretenu longtemps des relations diplomatiques avec des dictatures comme l’Irak de Saddam Hussein, la Libye de Kadhafi ou la Syrie de la famille Assad ce qui a freiné la diffusion de la vérité sur la barbarie de ces régimes.

Des associations, des mouvements disent que la barbarie n’est pas uniquement du côté des groupes comme Daech et parlent de terrorisme d’Etat quand elles évoquent par exemple les frappes de drones en Afghanistan et au Pakistan ou même les bombardements sur Gaza.

A nous donc d’expliquer clairement, en détails avec des témoignages précis, au-delà du traitement émotionnel qui trop souvent caractérise nos médias, la vraie nature des conflits et notre combat contre le terrorisme…Il ne s’agit pas de faire de l’autocensure mais de réfléchir à la portée de l’information ou de l’image que nous livrons, pour le plus grand respect des victimes du terrorisme et de la barbarie.

Philippe Rochot

Une réflexion sur “Les médias face à la « barbarie »…Mon intervention aux Assises internationales du Journalisme… Ph Rochot

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